Rien ne se perd, tout se transforme

On s’attend à tout sauf à ce qui arrive. Non seulement la vie ne suit aucun scénario mais, souvent, elle est aussi plus sublime, plus folle, plus dure, plus créative que tous les films et romans réunis. Et nos certitudes, bien que tenaces, tombent à plat face à l’implacable et l’immense qui nous échappent.
Par exemple, j’avais des convictions solides sur mon rapport à la maternité : je ne ferai jamais d’enfant parce que ce n’est pas pour moi. Je serai une mère trop occupée, peu présente, peu à l’écoute. Depuis l’adolescence, je sais que je ne serai jamais mère. Je vivrai seule et ne fonderai pas de famille, je me contenterai de mes amis. Je m’en étais convaincue, et pour des milliers de raisons. La première d’entre elles est sans doute que j’ai connu de trop nombreux modèles dysfonctionnels
J’attends un enfant, mon deuxième enfant. Mon premier — mon invité — comme j’aime l’appeler, est arrivé en surprise, il y a six ans. J’ai appris sa présence dans mon ventre par hasard, en Afrique du Sud, lors d’un voyage pour les besoins de mon ONG. J’y ouvrais, avec mon équipe, une antenne locale. Une femme zouloue qui me tenait contre elle pour me dire au-revoir m’a glissé à l’oreille « il y a une autre vie dans ton corps. » Pour l’obsessionnelle du contrôle que je suis, c'était impossible. Je l’aurais su. Je l’aurais senti. Trois tests de grossesse plus tard dans la chambre de mon hôtel et mes certitudes tout comme mon impression de maîtrise de ma vie s’étaient envolées. Coulaient désormais dans mes veines une force venue d’un monde parallèle, une forme de bonheur inconnu.
Et ça, je ne l’aurais jamais soupçonné.
Être mère (ou père), c’est très difficile (on ne va pas se mentir) mais c’est fabuleux. Oui c’est vrai, on n’est plus jamais sa propre priorité, on éprouve pour la première fois vraiment le sentiment de la peur (pour l’autre et pour soi) — sentiment qu’on ne domptera jamais totalement. On fait du mieux qu’on peut, avec tout l’amour qu’on a, tout en sachant que dans le processus, on aura commis des erreurs. Les enfants sont des miroirs : ils et elles nous révèlent tels que l’on est, dans nos beautés et nos laideurs, ça c’est vrai aussi mais ils et elles vous couvrent d’un amour fou, insensé. Je crois que personne n’aime comme un enfant aime son parent. Je suis devenue, à l’image de tant d’autres femmes, une mère mi-amazone mi -doudou géant. Moi qui aimais les enfants de loin, je me découvre aimer passer du temps non seulement avec le mien mais aussi avec ceux des autres. Quand vous éprouvez cela, il arrive que l’inévitable arrive. Vous désirez, ardemment, un deuxième enfant.
Alors on repart dans des certitudes. D’abord parce que le cerveau adore ça (les certitudes) mais aussi parce qu’il n’y a aucune raison que ça n’aille pas. Rien ne va changer, on en est sûre.
On se prépare à tout mais jamais à ce qui n’arrive pas. Les essais vains, les silences quand on sort de la salle de bain avec un test négatif. Et puis les joies qui se déclarent aussi vite qu’elles repartent. Les silences dans le cabinet médical, les images floues à l’écran et les regards désolés. Les pertes, après plusieurs mois d’espoirs, qui s'enchaînent et se répètent. On passe d’un prénom en tête à un vide dans le ventre. La cruauté soigne toujours ses entrées et rien, plus que le néant, n’abîme l’âme humaine.

Et puis très vite, il faut retourner au travail. Pas de rituel, pas de deuil officiellement reconnu. Vite, répondre aux messages, la vie continue. Tout est plus urgent que nos émotions. Continuer à vivre surtout, faire comme si le corps n’était pas en train de nous rappeler à nous-mêmes. Il n’y a pas de mot juste, sauf entre femmes parfois (et de la part de quelques hommes aussi) — encore faut-il oser et savoir déjà qu’on peut être nostalgique d’une vie qui n’a jamais été vécue.
Plus tard, on recommence, encore. Mais jamais depuis le même point de départ. On culpabilise aussi, parce qu’on vit déjà le bonheur d’avoir un enfant qu’on aime éperdument. Est-ce entendable d’espérer le bonheur quand on l’a déjà ?
À la question « comment tu vas ? », un « ça va » signifie « je tiens debout ». Toi seule connais la différence. Tu t’accroches aux toutes petites choses : un·e ami·e, une promenade, un fou-rire. L’optimisme est une pratique quotidienne, un choix actif et fragile. Ce n’est pas se convaincre que rien n’est grave, non. C’est croire qu’on trouvera une manière de traverser quoi qu’il arrive. L’optimisme, c’est se tenir soi-même la main.
Et se tenir la main, c’est parfois trouver du sens. Ça a été le cas pour moi : parce que je crois aux âmes, je me suis aperçue qu’une fausse couche, c’est la mort de la matière c’est vrai, mais l’âme, elle, continue son voyage vers la vie. Vers une autre femme. Vers la vie. Pour moi, une âme ne traverse jamais un corps sans raison. Elles transmettent un message. Ces échecs et échouages m’ont révélé quelque chose de moi. Je me sentais déjà vivante que ces vies m’aient traversée. Alors on pleure lorsqu’est venue l’heure de dire au-revoir mais on dit merci aussi, « merci d’être venue jusqu’à moi. » Cette pensée a forcé mon humilité face à l’immense, m’a rappelé que tout comme moi, la vie a ses raisons.

J’ai appris à déconstruire l’idée que la joie se résume à obtenir ce que je veux. L’optimisme ne se limite pas à celles pour qui tout fonctionne. L’optimisme existe aussi dans les deuils, les réinventions et le choix de vivre autrement. J’ai appris à vivre autrement. J’ai beaucoup appris auprès de femmes qui ont essayé, espéré, souffert, et pour qui malgré tout l’enfant ne viendra pas. Elles m’ont enseigné que l’optimisme peut aussi être le courage immense de vivre sans enfant, malgré un désir ardent. De faire de la place à d’autres formes d’amour, de fécondité et de transmission.
Ce qu’on vit seule est en réalité un couloir très peuplé, dans lequel on croise des femmes debout, d’autres pliées mais toutes courageuses. Même lorsqu’elles doutent ou n’ont plus envie.
Tant dans le travail que dans ma vie personnelle, j’ai compris que ma vie fonctionne par « invitation ». Ça ne signifie pas attendre qu’on frappe à ma porte ou qu’on fasse les choses pour moi. C’est plus subtil. C’est apprendre à déceler dans l’invisible pour les yeux — et le concret pour le cœur — ce qui va s’offrir aisément à nous et ce qui nécessite une lutte contre soi-même. Dans mon cas, il s’agissait de lâcher-prise, de cesser de me persuader que je peux faire taire mes vagues, mes raz-de-marée et mes vents intérieurs en un claquement de doigts, comme on clôt un livre. Accepter de ne pas pouvoir est déjà un pouvoir. Mais il faut avoir creusé profondément en soi pour s’en apercevoir.
J’attends aujourd’hui mon deuxième enfant. Je suis tombée enceinte quand j’ai cessé d’attendre. Aucune leçon à tirer ici, c’est juste ainsi que cela s’est produit sur moi.
Ce texte est pour toutes les femmes, et en particulier celles pour qui ça ne viendra pas. À elles, je leur dis : toutes les histoires s’embrassent. Tous les corps et toutes les trajectoires.