Janvier

Je vous souhaite des résolutions qui n’ont pas de sens


Janvier. Ciel gris, pluie fine. Température -1. Assise derrière mon bureau, je traîne la patte tout comme une fatigue profonde, un manque d’élan. J’ai cette impression persistante d’avoir cinq ans de retard sur tout. Un sentiment qui m’envahit et qui ronge l’image que j’ai de moi-même. J’en ris le soir, avec mes ami·es, on partage en ligne des mèmes qui caricaturent (à peine) notre procrastination et nos échecs assumés ou présumés. « C’est tellement nous », écrivons-nous avec des émojis hilares. Mais derrière ces rires se cache peut-être une vérité plus amère : la sensation que nous ne réussissons pas vraiment nos vies. J’en suis arrivée avec ce sentiment très étrange : la fatigue d’être soi.

Au fil des ans, tenir mes engagements est devenu un défi quotidien. Je me sens instable, peu fiable, comme si une part essentielle de moi se désintégrait. Il n’est pas toujours aisé de faire la part belle à la lenteur, au temps d’arrêt, à la contemplation, à l’erreur dans une époque remodelée avec l'omniprésence de héros de la performance : les battant·es, les entrepreneur·es, les aventurier·es, les sportive·fs, etc. J’en ai fait partie. Peut-être même en fais-je toujours partie…

En 2024, après plusieurs années à courir après des récompenses, des succès et des validations extérieures, j’ai choisi de ralentir. Sur le ring où l’on remporte toujours plus de combats, plus de réseau, plus de projets, mon compas s’est brisé sans que je ne m’en aperçoive. Ne vous méprenez pas, j’ai toujours autant de rêves et d’ambition, et je déborde d’envie de les réaliser. Mais j’ai ressenti un gros besoin de rediriger mon curseur dans une autre direction, de me reposer d’abord. Et puis de redéfinir par quoi passait la réussite. 

Les premiers mois étaient déroutants, parce que cette course effrénée à la performance était devenue un mode de vie par défaut. Mais je n’en pouvais plus.


“Nous avons intégré l’idée que tout ce que nous faisons doit avoir un but mesurable.”


Nous sommes nombreux·ses à nous priver d’activités qui nous apaisent, sous prétexte qu’elles n’ont ni utilité ni rendement. Nous avons intégré l’idée que tout ce que nous faisons doit avoir un but mesurable. Le sociologue Alain Ehrenberg expliquait déjà dans les années 90 que la surcharge d’objectifs fragilise. Nous sommes nombreux·ses à être dépendants des objectifs, obsédés par la recherche de sens. Pourtant, tout n’a pas toujours besoin d’en avoir, du sens. Certaines choses n’ont pas de sens, comme la maladie infantile, pour ne citer que cet exemple. À la valeur du sens, surestimée selon moi, je lui préfère celle du temps. D’habiter le temps.

En réfléchissant à ce qui pourrait me faire du bien, je me suis aperçue que j’ai cessé de m’accorder du temps pour les choses simples. Dessiner, par exemple. Plonger dans les formes et les couleurs m’a toujours apaisée. Pourtant, je ne dessine plus. Je me suis persuadée que ça n’a pas de sens, que ce n’est pas assez important pour que je m’y consacre. 

Mais pourquoi dessinerais-je ? 

Je ne suis pas particulièrement « bonne » en dessin. 

Et alors ? (me direz-vous). 

Oui, c'est vrai, et alors ? C’est pas comme si j’allais exposer mes œuvres dans une galerie. 

J’en suis là. Voyez ? Si je passe du temps à dessiner c’est pour caresser l’objectif éventuel de devenir un jour une dessinatrice respectée. Je ne dessine pas, parce que ça ne produit rien de concret. De quel droit m’accorderais-je ce temps qui ne génèrera ni indicateurs de performance, ni reconnaissance, ni prime de fin d’année alors que je lutte déjà pour atteindre tous les objectifs que ma vie, mes parents, mon foyer, mon travail me fixent ?

“Au fil du temps, je me suis aperçue que, bien que vertigineux, c’était agréable de se laisser aller, de lâcher prise.”

Soudain, je ne devais plus rien à personne. Mon téléphone sonnait beaucoup moins, je recevais moins d’emails. J’ai aussi vu qui étaient mes “ami·es d’apparat”, vous savez ces personnes qui vous côtoient parce que vous avez le vent en poupe (ceux-là partent et reviennent, aucune inquiétude). Certains jours, on se sent moins importante c’est vrai, mais c’était, d’autres jours, si libérateur que je m’accordais parfois le plaisir gourmand et coupable de décevoir… et faire des choses sans objectifs, comme dessiner donc, pour le seul plaisir de rater et recommencer. 

Peu importe, que je sois douée ou non (et je ne le suis pas). Personne ne regarde au-dessus de mon épaule, même pas moi-même. J’appelle ça mes “moments blancs” ; vous savez comme les “bruits blancs”. Quand je dessine, je ne pense à rien. Je suis concentrée sur le crayon qui glisse sur le papier, et ça me remplit. Le plus heureux peut-être dans cette histoire, c’est mon fils de 5 ans, avec qui je passe des heures à jouer avec les formes et les couleurs. Il est ravi. Ces moments sont d’abord devenues une bouée, puis un ancrage.

Quand on me demandait : “Quels sont tes projets ?”, je répondais : “J’en ai pas.”


Venant de moi, ça surprenait. J’avais le talent, je dois le reconnaître, de projeter une image d’une femme que rien n’arrête. L’incompréhension dans les regards me faisait sourire. J’observais à quel point l’idée d’une vie sans objectif est difficile à concevoir pour beaucoup. Alors, oui, financièrement, je l’ai senti passer, mais je me suis adaptée. Et ça en valait la peine. 


Il y a la joie extérieure, diffuse, explosive et temporaire, et puis il y a la joie profonde, qui est un sentiment plus intime, plus longtemps disponible. Et celui-là, il se consolidait en moi chaque jour un peu plus. 


Ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps.


Les choses inutiles ont aussi de la valeur… parce qu’en réalité elles ne sont pas inutiles. Elles restaurent les zones de douleur en nous. Elles rééquilibrent nos forces, apaisent là où nous ne respirons plus. Elles nous rappellent que nous sommes juste des humains, pas des machines à produire, ni du carburant pour la machine. 

Cette idée trouve un écho dans les recherches du professeur en psychologie clinique à l’Université de Lausanne, Joël Billieux, qui explique que l’autorégulation — ce recentrage sur des activités apaisantes — est essentielle pour éviter l’épuisement. La doctoresse en psychologie comportementale, Kristin Neff, quant à elle, montre que les pratiques bienveillantes envers soi-même, sans pression de résultat, réduisent le stress et renforcent la résilience, c’est-à-dire, apprendre à mieux accepter les épreuves au fil du temps. Le psychologue hongro-américain Mihaly Csikszentmihalyi, dans sa théorie du flow, décrit cet état de profonde satisfaction qui naît lorsqu’on est pleinement absorbé dans une tâche, même si elle n’a aucune utilité immédiate.

Julia Cameron, dans The Artist’s Way (un ouvrage fascinant que je vous recommande) évoque la puissance des activités créatives sans enjeu. Elles permettent de débloquer des émotions refoulées et de retrouver un sentiment d’identité. Elle convoque l’audace de ne pas être “bon”. Ces idées s’alignent avec des œuvres comme Soul de Pixar, où le héros découvre que la vie n’est pas une question de performance, mais de savourer les petites choses. Enfin, l'œuvre Walden ou la vie dans les bois d' Henry David Thoreau, qui célèbre une vie simple et contemplative, loin des attentes sociales.

Ne pas être bonne dans une activité, ne pas performer (quel drôle de mot) n’est ni un défaut, ni un problème. Ça me rappelle que je suis mortelle. Ce sentiment d’humilité me rapproche de ce qui compte vraiment, et ça procure énormément de joie.

Plutôt que nous demander quels seront nos objectifs en 2025, je vous propose de nous demander à quoi on a passé son temps récemment et comment on veut le consacrer à l’avenir. En cette année 2025, je ne m’impose aucun objectif. Cela ne m’empêche pas d’avoir à cœur de bien faire ce que je considère important. Mais je ne cherche pas à gagner du temps, je veux continuer à l’habiter. C’est en embrassant l’idée de faire des choses sans être performante que j’ai repris confiance en ma capacité à l’être

Alors, si vous en avez besoin, je vous souhaite des objectifs qui n’ont pas de sens. 

Chaleureusement, 

Inès Leonarduzzi