Goûter à la joie solitaire

par Inès Leonarduzzi

Juillet 2025



Je marchais seule jusqu’à la plage. Il était à peine dix heures. L’océan battait en sourdine et le sable n’avait pas encore été griffé par les familles qui bientôt allaient arriver. J’ai laissé mon téléphone dans la voiture. Pas de podcast, pas de musique, pas même un livre. Juste une serviette roulée sous le bras, un maillot humide sur moi et cette étrange idée que je n'avais rien à faire d’autre. Je suis entrée dans l’eau vive et un peu froide d’un seul trait. J’ai nagé loin du bord jusqu’à ne plus ressentir la présence des premiers baigneurs. Là, à flotter seule dans l’Atlantique, j’ai senti mon corps redevenir un territoire que je possède. Un corps vivant et apaisé, offert au sel et au ciel.


C’est une joie que je connais peu parce que je l’oublie souvent. Il faut dire qu’on ne l’encourage pas beaucoup, cette joie, quand on est une femme, une mère ou encore une entrepreneure. On nous apprend à être disponible, visible, utile. Disparaître pour mieux respirer ? Quelle indécence, quel égoïsme. Et pourtant, je pense à Karen Blixen, qui écrivait à dos d’océan et de chagrins. À Marguerite Duras qui préférait la mer à tout parce que la mer, elle, ne parle pas. Je pense à toutes ces femmes qui ont trouvé dans le silence, la lenteur et le sel de quoi se retrouver. Ce matin-là, dans l’eau froide vendéenne et pendant une poignée de minutes dérobées, je n’étais rien pour personne. Et c’est peut-être pour cela que je me suis sentie si pleine.

Crédits : Holly Stapleton

Il y a un silence propre à l’été. Il s'étend dans les villes vidées, dans les campagnes épaissies et dans les matinées où les rues attendent qu'on les habite. C'est un silence dense et cotonneux qui ne demande rien. On aime l’été pour cela, parce qu’on se met en tête qu’il nous rendra enfin à nous-mêmes.


Dans cette trêve chaude et douce où les agendas se relâchent et les corps se dénudent, une forme exaltante de joie réapparaît : la joie solitaire. On la reconnaît parce que c'est la seule qui ne cherche pas à se prouver. Elle ne se photographie pas. La solitude est parfois subie, mais parce qu’ici elle est consentie, elle nous prend en embuscade pour faire renaître nos passions endormies. On est seule et donc pleine, à vivre un temps sans enjeu, loin du devoir impérieux d’être disponible.


Nous vivons dans une civilisation qui confond solitude et isolement, qui redoute l’une et invisibilise l’autre. Une civilisation qui survalorise l’interaction, le collectif et la sociabilité exténuante. Hannah Arendt nous dit que la solitude volontaire est la condition de la pensée libre : elle seule nous fonde. Dans ce marasme, la joie solitaire est un antidote, une sédation contre le bruit du monde. Sans nous couper des autres, elle offre une rencontre avec nous-mêmes.


Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf revendique l’espace mental et le silence nécessaire à l'écriture et à la pensée féminine. Cette chambre est un lieu mais aussi un moment de répit, un refus de la dispersion. Et il faut toute une vie, parfois, pour se l’offrir. L’été, lui, le propose par effraction : il rend la chambre possible.


La joie solitaire se transforme alors en un atelier invisible. Les neurosciences l’ont montré : les moments de solitude consentie stimulent une zone du cerveau que la recherche appelle le MPD, le “mode par défaut du cerveau”, qui s’active lorsque nous ne faisons rien d’extérieur. C’est cette zone qui permet les rêveries, les souvenirs, les projections dans le futur, l’introspection, la créativité, l'imagination. 


La joie solitaire, c’est lire sans fin ni obligation. Marcher au hasard jusqu’à l’épuisement heureux. Écouter les insectes, oublier les emails, déjeuner sans parler, sans regarder un écran. Dormir deux heures en plein jour, oublier son ordinateur, regarder les autres et se regarder vivre aussi. Nos instants les plus heureux sont souvent liés à des activités simples, déconnectées et non monétisées. La joie solitaire, souveraine, se loge dans ce qui n’impressionne personne. 


L’été, surtout quand il suspend les exigences, est une terre fertile pour l’art de la solitude joyeuse. Mais encore faut-il ne pas le remplir, ne pas chercher à le rentabiliser. Il faut rester vacante, disponible. S’autoriser l’ennui comme on s’autorise une toile dans l’après-midi : sans culpabilité. Renouer avec le luxe spirituel qu’est le repos. 


J’aime la question que pose Mary Oliver dans son poème La journée d’été : « Dites-moi, qu'avez-vous prévu de faire de votre vie sauvage et précieuse ? » Certains jours, la réponse pourrait être rien. Rien de plus que de regarder le ciel, de se souvenir de qui l’on est sans l’intervention de personne. 


De respirer pour soi, seulement pour soi.


Marguerite Yourcenar écrivait ses plus belles pages lors de ses retraites silencieuses loin de Paris, à Petite Plaisance. La solitude fut pour elle un art de la densité. On pourrait se dire que goûter aux bienfaits de la joie solitaire, c’est se retirer du monde. Pas tout à fait. C’est y revenir autrement avec une clarté neuve mais aussi un petit sourire qu’on garde en soi pour se suffire. Celui-ci permettra, à la manière d’Albert Camus et quand viendra la monotonie de l’hiver, de se rappeler que demeure toujours en nous un invincible été. 


À vous les joies chaudes et solitaires, les heures flottantes où personne ne vous cherche. À vous ce luxe : n’être tenue que par la douceur du temps.

Crédits : Holly Stapleton

Inès Leonarduzzi est socio-environnementaliste. Elle a fondé, il y a quelques années, une ONG qui défend et promeut un numérique moins énergivore et plus respectueux de nos cerveaux. Elle est l’autrice de l’essai Réparer le futur (Éd. Observatoire, 2021) et donne des conférences en France et à l’étranger sur des thématiques variées, allant de l’environnement à la culture, en passant par nos nouvelles manières de vivre (ensemble). Il lui arrive, parfois, d’écrire de la poésie. Chaque mois, tout au long de l’année 2025, elle propose de se retrouver autour du thème de la joie sur Aroma-Zone.com, afin d’explorer ensemble les possibles vers un quotidien qui, malgré ses aléas, vaut le coup d’être vécu.