Il est des jours où l’on s’éveille avec la sensation étrange d’habiter deux mondes à la fois. L’un qui bat trop vite, saturé de notifications, de crises, de nouvelles terrifiantes qui nous sautent à la gorge avant même qu’on ait bu un café. Et l’autre, qui est fait de gestes minuscules : la lumière du matin sur le mur de la chambre ou encore la respiration paisible d’un bébé endormi. Deux mondes, deux rythmes, deux vérités. 

Et entre les deux, il faut tenir.

Donna Haraway écrit qu’il nous faut vivre dans la terreur et la joie. Cette idée m’obsède depuis que j’ai lu Vivre avec le trouble. Elle n’y propose ni le déni ni la soumission à l’angoisse, mais elle invite à une cohabitation, à accepter que la terreur et la joie; ces forces apparemment contraires; fassent simultanément partie de la condition humaine moderne.

Ce que Donna Haraway appelle le “trouble”, c’est ce désordre fécond où rien n’est tout à fait perdu ni sauvé. Vivre dans la terreur et la joie, c’est admettre que la beauté du monde persiste même au cœur des crises qui nous traversent (ou que nous traversons). C’est admettre aussi que le rire d’un enfant n’est pas moins important parce qu’une guerre gronde ailleurs. C’est refuser l’illusion confortable du “tout va bien”, mais aussi celle, tout aussi fausse, du “tout est foutu”.

Vivre dans la terreur et la joie, c’est aussi apprendre à ressentir à l’échelle du vivant. À accepter de ne plus tout contrôler, à comprendre qu’on fait partie d’une maison commune,fragile, splendide, instable; avec les animaux, les plantes, les machines, les bactéries, les sols, les flux invisibles qui nous relient.

Le vertige de vivre au présent

Nous sommes la première génération à savoir à ce point ce qui se passe partout et tout le temps. Le climat, la violence, les injustices, les guerres… Nous vivons dans une omniscience anxieuse. Pourtant, il nous faut continuer, préparer un dîner, rire aux blagues, planter des fleurs sur le balcon. Parce que c’est absurde et sacré à la fois.

Hannah Arendt pensait que le courage n’est pas l’absence de peur mais la décision qu’il y a quelque chose de plus important que la peur. Vivre dans la terreur et la joie, c’est cela : reconnaître la peur mais lui refuser la direction de nos pas. La terreur est ce qu’on ne maîtrise pas. La joie, ce qu’on choisit malgré tout. La joie refuse de tomber lorsqu’elle regarde le gouffre. Et entre les deux, il y a la vie.Cette alchimie étrange où l’on continue à se réjouir même en sachant que tout est fragile.

J’ai longtemps cru que pour agir, il fallait s’endurcir. Mais plus le monde s’endurcit, plus je suis convaincue de l’inverse. Dans Les Années, Annie Ernaux écrit : “Nous vivons dans la stupeur de ce qui continue.” Oui, tout continue. Le bruit et la grâce, le chaos et aussi les couchers de soleil rose-orangés. Vivre de terreur et de joie, c’est consentir à cette simultanéité du monde. C’est apprendre à tenir bon sans fermer les mains ni le cœur.




L’art d’habiter le trouble

Donna Haraway nous rappelle qu’il n’y aura pas de monde “après la crise” parce que la crise est notre milieu. Nous devons donc apprendre à y vivre. À tisser, à aimer, à soigner, à rire, au sein même du désordre. On peut alors jouer l’audace et imaginer que la joie n'est pas le contraire de la peur mais sa métamorphose. La joie du soir après une journée impossible, la joie d’aimer encore un peu, même échaudé, la joie de se sentir vivant; pas malgré la terreur mais avec elle, dans un équilibre fragile et miraculeux.

Peut-être ne faut-il pas choisir entre la terreur et la joie, mais apprendre à danser entre les deux comme on danse sur une corde tendue. Et peut-être que la sagesse revient à, plutôt que fuir le désastre, continuer d’y semer des fleurs.

Inès Leonarduzzi est socio-environnementaliste. Elle a fondé, il y a quelques années, une ONG qui défend et promeut un numérique moins énergivore et plus respectueux de nos cerveaux. Elle est l’autrice de l’essai Réparer le futur (Éd. Observatoire, 2021) et donne des conférences en France et à l’étranger sur des thématiques variées, allant de l’environnement à la culture, en passant par nos nouvelles manières de vivre (ensemble). Il lui arrive, parfois, d’écrire de la poésie. Chaque mois, tout au long de l’année 2025, elle propose de se retrouver autour du thème de la joie sur Aroma-Zone.com, afin d’explorer ensemble les possibles vers un quotidien qui, malgré ses aléas, vaut le coup d’être vécu.