
L’art chic de plaisanter
ou comment rire sans s’effondrer
par Inès Leonarduzzi

Il fallait avoir de l’humour, chez nous. Un humour précis, acéré, affectueux sans jamais être lâche. On s’imitait à table, on caricaturait les silences gênants, les phrases toutes faites et les rictus bizarres. On se moquait comme on enlace : pour dire « je te vois ». Le drame ? C’est qu’il s’agissait de notre façon de ne pas sombrer. Notre huile essentielle à nous — celle qui calme, apaise et nourrit.
Je n’ai pas beaucoup de bons souvenirs de mon enfance, mais celui-là reste gravé. Et il est certainement le plus incongru. Un enterrement, au cœur de l’été. Chaleur moite, chaises en bois, l’église pleine à craquer. Mon beau-père s’est éteint d’une leucémie foudroyante en six mois. La cérémonie est modeste (on a fait avec ce qu’on a pu) mais digne et soignée. Le prêtre prie et on se recueille. Puis la soliste prend le relais, elle entonne un chant religieux. Et c’est là que tout bascule.
Sa voix monte, monte, et puis s’égare. Cependant toujours avec ferveur. Mais très franchement, elle chante faux. C’est insoutenable. Assises au premier rang, ma mère et moi avalons nos larmes chaudes. Je la regarde. Elle me regarde. Et là, tout est foutu. Ce regard-là, on n’aurait jamais dû nous le permettre. Celui qui demande “toi aussi tu entends ?” Et le mien qui répond “oui, et je t’en supplie, ne me regarde plus.” C’est un piège, une autorisation qu’on cherche et qu’on ne veut surtout pas recevoir. Trop tard. Je vois ses lèvres se contracter, mes épaules sursautent. Et sans un son, on part. Toute la douleur du deuil, la fatigue, les nuits blanches, l’enterrement qu’on n’avait pas les moyens d’organiser mais qu’on a voulu digne... submergées par cette crise de fou rire silencieuse qui ne pardonne rien. Les larmes qui tombent ne sont plus les mêmes. Ma mère me broie la main. Je ris plus fort. Plus elle serre, plus je suffoque. Voilà ce qu’on fait. On a ri. Ça nous a permis de respirer.

Rire, c’est souvent une manière de ne pas hurler. Une soupape, un sas de décompression. Le cerveau adore ça. Rire diminue le cortisol (le stress), augmente les endorphines (le soulagement), améliore la circulation sanguine. Il relâche les nœuds. Les chercheurs de l’université de Loma Linda parlent d’hygiène émotionnelle. Une étude de Psychological Reports montre qu’il rend plus résilient, plus adaptable au chaos. On rit et on revient dans la tempête. Même en entreprise, il renforce la cohésion et la créativité. Mais surtout quand il est profond, intime : là il est précieux. Pas celui qu’on surjoue en open space. Le rire qui monte tout seul quand le monde devient absurde.
Avec mon petit garçon, c’est pareil. Quand il est envahi par une émotion qu’il ne sait pas encore nommer, qu’il la subit, qu’il s’y noie, qu’il panique et qu’il hurle, je sors une blague. Et ça ouvre un passage pour en discuter. Avant, c’est impossible. Avant, c’est trop fermé. L’humour, chez les enfants, c’est une toute petite lumière qui éclaire des zones immenses. Le rire nous ramène à la surface. Il donne une issue quand il n’y en avait plus.
On oublie souvent de dire à quel point rire est une preuve d’intelligence, surtout lorsqu’il est tourné vers soi. Rod Martin, psychologue canadien, le démontre : l’autodérision saine améliore l’estime de soi, désamorce les conflits et diminue notre agressivité. Rire de soi, c’est arrêter de craindre le regard des autres. C’est se laisser un peu de marge. C’est dire je suis faillible, et alors ? Il faut beaucoup de recul pour y arriver. Celles et ceux qui rient d’eux-mêmes ont souvent déjà pleuré suffisamment pour ne plus craindre l’humiliation. Ils et elles savent que leur valeur ne tient pas à la perfection.

Je me souviens d’une scène dans La La Land. Mia (Emma Stone), dans un restaurant. Elle attend Sebastian (Ryan Gosling). Mais il la traverse, la bouscule et ne la voit même pas. Alors, elle rit. Un rire sec, douloureux et sublime. Ce rire-là, c’est une muraille, un dernier refuge. Il dit : je ne vais pas pleurer ici. Il y a du courage dans ce rire. Une immense dignité. C’est un rire avec du style mais surtout, c’est de la tendresse pour soi-même. C’est tout sauf un masque. C’est un soupçon d’allure sous le déluge.
Je ris aussi quand je ne devrais pas. Pas pour provoquer ni pour me moquer. Mais pour survivre. C’est un réflexe, un truc qui vient du corps qui intervient quand il y a trop de tension, trop de malaise, trop de regard sur moi et pas assez d’issue. Alors je ris. Ça sort tout seul, irrépressible comme un hoquet. C’est pas joli, c’est même pas léger. C’est pas le rire qui rassemble non plus. C’est celui qui isole. Qui fait dire aux autres “elle est sérieuse, là ?” Non. Évidemment que non. Elle est en train de flancher, mais poliment, en silence, avec les dents. Ça m’arrive quand le cerveau ne sait plus. Pleurer ? Trop tôt. Se taire ? Trop risqué. Hurler ? Trop de témoins. Alors il choisit ça : ce petit rire sec. Puis deux. Et moi, je suis là, au milieu de ma honte, à rire. J’entends, je vois, je comprends. Mais je ne peux pas m’arrêter.
Ça m’a déjà coûté. Un mec qui me quitte et moi je ris. Une collègue qui raconte un drame et moi je fais de la gym faciale avec mes lèvres devant elle pour ne pas craquer. Un boss qui me recadre et moi qui lâche un rire débile. Je ne suis pas arrogante, loin de là. Je court-circuite. Je crois que c’est une vieille histoire d’enfance et de maison où il fallait tenir et où pleurer ne servait à rien. Je ne cherchais ni à faire diversion ni à oublier. Je riais pour traverser la rivière. Alors voilà, je ris beaucoup et parfois pas au bon moment mais je ris parce que sinon ce serait pire.

Il y a quelques mois, je déjeune avec une nouvelle cliente qui représente un grand parfumeur. Elle est belle mais elle a la tête de quelqu’un qu’on va bientôt abattre. La conversation débute, elle croque dans un gressin et dans un calme de lagon, elle récupère une dent décrochée de sa mâchoire. La main en creux elle me regarde, je reste stoïque, elle dit “je viens de casser ma dent” avant de la ranger délicatement et avec la grâce d’une reine dans la poche de sa veste, comme si ça n’était jamais arrivé. J’avale un amuse-bouche puis laconique, elle ajoute, “ce weekend, c’était dur, j’ai dû enterrer toute seule Tonton George”. Je l’ai regardée dans les yeux comme le ferait un Saint Bernard et elle a fait de même, je lui demande “sérieux ?”. Elle confirme “oui, sérieux”, avec des yeux qui m’autorisent. Je mords mes joues mais elle m’a percée à jour, elle sait. Toujours en la regardant, j’ai pouffé de rire, je n’y pouvais rien, et elle m’a suivie. On a pleuré de rire en silence, dans ce restaurant feutré pendant de longues minutes. Instoppables et rouges comme des pivoines. On a ri parce qu’il faut reprendre la main sur le tragique. Depuis nous sommes devenues amies et on se parle de tout.
Ce genre de rire, c’est une manière de tomber plus doucement. De garder un peu de pouvoir sur le bord du ravin. Il ne gomme pas la douleur — il l’aide à circuler.
Rire, c’est rester debout sans exploser. Une manière de tenir, d’habiter l’instant sans l’avaler tout cru. Alors ce mois-ci, entre deux tensions, trois contradictions, un burn-out qui rôde ou un monde qui s’effrite, je nous souhaite l’art chic de plaisanter. Un soupçon de courage sous la forme d’une vanne bien placée. Et si possible — allez, soyons folles — un fou rire en pleine réunion Zoom, entre deux huiles essentielles et trois ambitions contrariées.