Juin 2025

La joie est un soin


La culture de l’urgence 

L’été fait sa place et avec lui, les envies de se mettre au vert, de partir quelque part et lâcher son smartphone. Alors vite, il faut boucler les dossiers qui persistent, s’extirper des réunions qui s’éternisent. Répondre, tout de suite, jongler entre les dizaines de sollicitations quotidiennes, ne plus vraiment agir mais réagir surtout et survivre à la pression quotidienne d’être là et de bien faire parce qu’on a peur de manquer quelque chose. À défaut de partir autant qu’on aimerait en vacances, on habite nos vies comme un couloir d’aéroport. Entre deux départs, deux écrans et deux apnées. 

On “impérialise” alors le temps. C’est-à-dire que le maintenant, tout de suite devient un souverain autoritaire, une force dominante qui domine tous les autres temps possibles (le temps long, le recul, la maturation…). Et de fait, l’instant prime sur la durée : on privilégie la réactivité au détriment de la continuité, on veut des réponses et des livraisons dans l’immédiat. Les temps vides disparaissent. Cette culture de l’urgence, qui méprise et supprime les moments de ressourcement, nous assigne à l’état d’hypervigilancecontinue, creusant toujours plus profond notre difficulté à penser clairement ou à éprouver la joie réelle.


Le soin, comme la joie, prend du temps

Tout est urgent donc, sauf le soin de soi, relégué au dernier plan. C'est encore plus vrai pour les femmes, qui culpabilisent davantage que les hommes de s’accorder du temps ou des loisirs. Les femmes ont 5 h de loisirs en moins par semaine que les hommes – soit environ 10 jours entiers par an. Le soin prend du temps, et la joie aussi. Et on n’a plus le temps. Les corps fatiguent alors même que nous vivons dans une société obsédée par l’allongement de la vie.

Dans la culture de l’urgence (qui d'ailleurs n'est pas une culture mais une fuite), il n’y a pas de soin donc pas de joie non plus. La joie requiert le soin. Non pas le plaisir immédiat, le shoot de dopamine d’une tâche accomplie, d’un message reçu, d’un like gagné, non. Je parle de la joie véritable qui prend durablement corps dans la présence à soi, aux autres et à la beauté du monde. Sans soin, pas de lien, pas de confiance, pas de mémoire partagée. Il faut du soin pour aimer, pour penser.


Non seulement la culture de l’urgence épuise mais elle est aussi profondément contraire à la possibilité de la joie.

L’époque veut tout : l’efficacité, la productivité, la croissance avec en prime, le bonheur. Pour cela, elle tronçonne l’attention, rétrécit le temps, privatise la respiration, vend la distraction comme un besoin et l’urgence comme un style. Résultat, la joie s’étiole. Le vide, qu’on a désappris, terrifie et l’inaction fait honte. 

La frénésie de l’urgence n’est pas sans coût. Le stress chronique active en continu la production de cortisol, l’hormone du stress. À faible dose, il stimule, c’est vrai, mais à haute dose et sur la durée, il fatigue le système nerveux, empêche le sommeil réparateur, affaiblit le système immunitaire, exacerbe l’irritabilité et accentue la perte de repères. Moi je gère très bien le stress. Tant mieux, mais il t’abîme aussi. 

Les cascades d’effets déferlent aussi dans la vie au travail. Le temps du recul disparaît et la conscience professionnelle devient une lutte. À force de ne jamais avoir le temps de faire bien, on s’habitue à faire vite. Et la pensée ? Elle s’atrophie. La créativité a besoin de vide, de silence et de détours. Donc de perte de temps. Elle se déploie quand l’esprit peut flâner. Plus nous sommes en réaction, moins nous sommes en invention. Les dirigeants le savent bien : plus on est pressé, moins on pense stratégiquement. 

Pour appréhender la joie, il faudrait sans doute reconnaître et réhabiliter la vulnérabilité. Modérer le phénomène de busyness (l’art d’être toujours occupé·e) comme injonction et posture sociales. Mais aussi, et peut-être avant tout, déstigmatiser le repos, cesser de glorifier le “faire quelque chose à tout prix, tout le temps”. Le soin prend du temps. Il oblige à ralentir, à regarder, à écouter. À ne pas savoir tout de suite. C’est, je le sais, insupportable dans une époque qui confond décision et précipitation, autorité et brutalité, performance et panique. 

Le soin est aussi politique en cela qu’il résiste à la productivité et à l’injonction du futur fantasmé parce qu’il sait qu’une société qui néglige le soin devient une machine à broyer. Le soin vit dans la décélération volontaire et dans la restauration de nos temporalités intimes.


Reprendre le temps, une pause à la fois

Alors que faire quand tout conspire à nous presser ? Il faut oser la pause qui précède le « oui », le clic, la réponse à l’e-mail. Une pause qui nous refait exister : j’ai le droit d’attendre. Réhabiter son propre rythme et non plus celui des autres. Respirer, écouter, marcher sans but, sans performance et sans téléphone. Sanctuariser une heure de lenteur, chez soi ou au travail, c’est du soin.


Repenser le travail comme relation

À ceux qui managent : cessez de confondre vitesse et urgence. La plupart des choses peuvent attendre demain. Non, le mail du soir n’est pas une preuve d’engagement, c’est de l’empiètement, un excès de zèle qui coûte cher à la santé mentale collective. Éduquons-nous à la priorisation parce que la bienveillance n’est pas l’ennemie de l’exigence mais sa condition de possibilité sur le long terme. Il faut des frontières claires, on le sait désormais : une séparation nette entre le travail et la vie. La liberté de ne pas répondre tout de suite et surtout, un droit au vide en cela que le vide n’est pas du rien mais l’endroit qui rend possible le lien.


Réinstituer le soin comme bien commun

On ne devrait pas faire du care une affaire privée. Le care est une affaire publique et politique. Alors que de plus en plus de soignants se suicident sous le poids de jamais assez et du manque de moyens, le soin est tout ce qui permet à un être humain de tenir debout. Les moyens, ce sont des congés dignes, du temps parental ou encore des dispositifs d’écoute. Une reconnaissance salariale et symbolique de celles et ceux qui prennent soin des autres, de nos aîné·es, des enfants, de notre planète. C’est ça, le cœur d’une nation qui ne devient pas cynique.


Rendre à la vulnérabilité sa force

On nous a appris à avoir honte de nos failles, à camoufler nos fragilités derrière des performances. C’est une erreur. La vulnérabilité n’est pas un déficit mais au contraire, la condition de la rencontre. Elle permet l’intimité, l’empathie, la solidarité. En fait c’est un don. Comme l’écrit Cynthia Fleury, « notre fragilité est capacitaire ».


La joie est fille du soin donc.

Mais aussi de l’attention et de la disponibilité. Elle survient quand le corps n’est plus en défense et quand l’esprit n’est pas sur-sollicité. Elle a besoin d’irrégularité, d’imprévu et d’un peu d’ombre. Quand tout devient urgent, rien n’est plus vraiment vivant. La joie, comme besoin collectif, a besoin de corps reposés et de silences vécus. 

Là où il y a de la joie, il y a du lien. Là où il y a du lien, il y a encore un peu d’humain. À l’heure de l’urgence, il faut réapprendre à différencier ce qui est urgent, et ce qui est essentiel. La joie est essentielle.


Inès Leonarduzzi