
Février 2025
Laissez laissez… entrer les couleurs
Ce matin, comme tous les matins, je m’habille et je constate qu’une nouvelle fois, je suis vêtue de noir et de gris. Tristement à l’image du temps que nous offre ce mois de février. “Au moins, ça passe partout, et c’est élégant, me dis-je.” Plus tard, à mon bureau, je découvre dans le journal (bon d’accord, sur mon écran) une récente étude britannique, menée par le London Natural History Museum, qui a mis en lumière un phénomène fascinant : la couleur disparaît de plus en plus de nos quotidiens. Nous assistons au grand effacement des couleurs.
En analysant plus de 7 000 objets du XXe siècle à aujourd’hui – vêtements, voitures, électroménager – les chercheurs ont observé une nette tendance à l’uniformisation chromatique. Alors que dans les années 1970, les couleurs vives dominaient, les teintes neutres – gris, noir, blanc et beige – règnent désormais en maîtres.
Cette évolution de nos goûts traduit aussi celle de nos modes de vie, de nos aspirations et, peut-être plus encore, de nos craintes. Je m’explique.
D’une manière, nous percevons les couleurs neutres comme plus intemporelles, plus faciles à assortir et surtout plus revendables en seconde main. Un pull noir est un basique, une voiture grise trouve preneur plus facilement sur le marché de l’occasion, et un canapé beige s’intègre dans n’importe quel intérieur.
Une histoire de bon goût
Passe-partout, le noir et le gris sont des couleurs qui minimisent le risque d’erreur, c’est vrai. Porter une chemise jaune ou acheter un canapé rouge, sont des choix qui semblent aller à l’encontre du “bon goût” dominant. Et rappelez-vous, le bon goût, selon Bourdieu, loin de faire état de nos réelles préférences, est ce qui nous distingue des classes populaires. C’est d’ailleurs bien en ce sens que le mouvement punk a vu le jour dans les années 70. S’opposer aux diktats bourgeois aseptisés, en prenant toutes les libertés possibles et en célébrant ce qui est perçu comme “de mauvais goût” par celles-ci. Je tombai par hasard sur une triste publication Instagram, l’autre jour, qui recommandait de porter du beige, du blanc ou du noir, et abolir les couleurs pour avoir “l’air d’être riche”.
Aujourd’hui, un téléphone rose ou vert se fait rare, et quand il existe, il s’agit d’un modèle d’entrée de gamme – preuve que la couleur est désormais perçue comme une régression. Je me souviens avoir assisté à une réunion où un homme a dit à un autre qui arborait une coque de téléphone jaune et vert fluo, non sans un soupçon de dédain : “qu’est-ce qui a motivé ce choix de couleurs ?” D’un air de dire, “pourquoi tu ne te conformes pas ? Quel message veux-tu faire passer ?” Il est probable que cette personne souhaite exister à travers ses propres goûts et aspirations sans ressentir la pression de ressembler aux autres pour être acceptée et comprise. Et ce serait prodigieux. J’ai toujours admiré les personnes “hautes en couleurs” qui ne craignent pas d’exprimer leur singularité.
La peur du jugement

Dans un monde où l’image est omniprésente et scrutée en permanence sur les réseaux sociaux, la neutralité représente une forme de conformité, et donc de protection. Et c’est bien là où l’on touche la zone sensible : Instagram, TikTok et Pinterest et consorts ont accéléré l’uniformisation des esthétiques. Les tendances home design en est l’illustration parfaite : une avalanche de salons blancs et beiges. Il devient difficile de différencier un appartement d’un autre, tant les codes sont identiques.
La disparition des couleurs ne concerne pas seulement la mode ou la décoration, mais aussi les objets du quotidien. Nos téléphones sont tous noirs ou gris, eux aussi. Nos ordinateurs aussi. Nos voitures, nos montres connectées, nos écouteurs… L’ère des gadgets aux couleurs pop, comme les iMac translucides et acidulés des années 2000, semble révolue. C’est aujourd’hui la dictature du gris anthracite.
Pourtant, les neurosciences ont démontré que les couleurs influencent nos émotions. La gratitude et l’équilibre, par exemple, sont souvent associés à la couleur verte, tandis que le marron est plus associé à la honte ou encore à la colère. Le jaune évoque souvent la joie et l’optimisme.
Alors on peut se poser la question : la progressive disparition des couleurs évoque-t-elle un refroidissement émotionnel collectif ? Si nous nous entourons de beige, de gris, de noir, cherchons-nous en réalité à contenir nos émotions, à nous neutraliser ?
Ne sommes-nous pas en train de nous priver d’un rapport plus émotionnel aux objets ? Autrefois, posséder un objet coloré était un moyen d’affirmer sa personnalité, son goût, voire son statut social. Aujourd’hui, la neutralité est devenue la norme, au point que la seule fantaisie autorisée à demi-mot, c’est l'accessoirisation.
L’histoire nous ramène toujours à la couleur
Je me suis bien-sûr demandée s’il fallait voir dans cette tendance une prise de conscience écologique. On pourrait penser que l’abandon des couleurs vives va de pair avec une volonté de consommer plus sobrement. L’esthétique minimaliste, popularisée par le mouvement less is more, prône une décoration épurée et des vêtements neutres, mais cette neutralité chromatique n’empêche pas la surconsommation. Acheter dix pulls gris n’est pas plus écologique que d’en acheter un rouge. De même, un intérieur tout en beige n’est pas nécessairement durable s’il repose sur des meubles jetables produits en masse. La véritable sobriété ne réside pas dans la couleur, mais dans le choix de matières durables, d’objets de qualité, et d’une consommation raisonnée.
L’histoire montre que la couleur est souvent le reflet de l’état d’esprit d’une époque. Dans les années 1930, en pleine Grande Dépression, la mode sombre et sobre traduit un climat morose et austère. Après la Seconde Guerre mondiale, Christian Dior lance son célèbre “New Look” : des robes aux couleurs éclatantes, symbole de renouveau et d’espoir. Plus tard, entre les années 60 et 70, l’explosion des couleurs accompagne les mouvements de contestation, l’optimisme et la liberté d’expression. Depuis les années 2000, avec la succession des crises, qu’elles soient sanitaires, économiques, sanitaires ou écologiques, les couleurs vives ont reculé, laissant place à une palette discrète. Plus récemment, après la crise du Covid-19, Pantone a élu pour 2023 le “Viva Magenta”, une teinte vive et vibrante, censée incarner un retour à l’audace. Si nous choisissons aujourd’hui le gris, le noir et le beige, c’est peut-être parce que nous vivons dans une époque où le risque fait peur et où l’on cherche à éviter l’erreur.
La couleur, c’est l’audace de la joie

Dans ce contexte, si choisir une couleur neutre, c’est s’effacer au profit de la norme, choisir la couleur, c’est choisir d’exister. Et de ma brève expérience, se faire exister reste un des plus grands vecteurs de joie et de sentiment de gratitude.
La couleur ne devrait pas être perçue comme un simple élément esthétique parce qu’elle est bien plus. Dans la nature, elle est essentielle. Les fleurs rivalisent de couleurs (et donc de beauté) pour attirer le plus de pollinisateurs et donc pour faire survivre leur espèce.
La couleur est une expression de la vitalité, du plaisir et de l’émotion. En observant la disparition progressive des couleurs dans nos vies – dans nos vêtements, nos intérieurs, nos objets du quotidien –, on peut se demander si cela traduit une certaine atrophie du plaisir et une retenue dans notre manière d’éprouver la joie.
D’ailleurs, à y regarder de plus près, la couleur fonctionne comme la joie. Elle rayonne autour d’elle, immédiatement. Elle ne se contrôle pas, elle s’éprouve. Elle attire le regard, provoque une réaction et marque notre présence.
Le fait que nous laissions progressivement les couleurs s’effacer peut être le signe d’un rapport plus frileux à la joie. Nous vivons dans une époque où la discrétion est valorisée, où l’on privilégie la retenue et la modération. La neutralité chromatique devient une métaphore de notre tendance à lisser nos émotions, à éviter ce qui pourrait être trop vif, trop marqué, trop singulier.
La joie contre la peur du jugement
L’uniformisation des couleurs révèle aussi une forme d’autocensure collective en cela que la couleur représente l’audace, la spontanéité et surtout, l’imperfection nécessaire.
La joie véritable ne naît ni dans la retenue ni dans la prudence. Elle naît du lâcher-prise, de l’élan spontané, du plaisir de s’amuser avec les formes, les couleurs, les textures. Elle naît du fait d’oser, sans chercher à plaire à tout le monde. La couleur est une prise de position. Elle affirme une humeur, un élan. Dans une société qui valorise de plus en plus le contrôle et l’uniformité, la couleur a toujours été un acte de résistance joyeux.
Qu’on se le dise, le blanc, le beige et le noir sont très belles à porter, et il n’est pas question de les bannir. Mais en ce mois de février qui peine à laisser entrer le soleil, résistons aux pénombres de nos vies et laissons, laissons entrer les couleurs.
Inès Leonarduzzi